Article de l’obs sur Ranchal

21 juillet 2023 | Heidy MONTAGNON | Vie du village

Mise à jour le: 20 juillet 2023

Le village de Ranchal. Mardi 11 juillet 2023.(HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

Dans le Beaujolais, ce village qui ne veut pas mourir : « A Ranchal, on est peut-être isolés, mais on est vivants ! »

 

DÉTOURS DE FRANCE. Quatrième étape de notre série, alors que le Tour de France traverse ce jeudi la région du Beaujolais. Gros plan sur un village de 350 habitants où une classe a failli fermer cette année. La municipalité multiplie les initiatives pour attirer de nouveaux venus. Les habitants, eux, espèrent sans trop y croire le retour des jeunes du pays.

Par David Le Bailly (envoyé spécial dans le Beaujolais) publié le 13 juillet 2023 à 08h01
Temps de lecture 8 min

Ça commence par un arrêt anodin. Jeter un œil. Se dégourdir les jambes. Le village s’appelle Ranchal. La rue principale, qu’empruntera le Tour de France ce jeudi 13 juillet lors de l’étape Roanne–Belleville-en-Beaujolais, grimpe jusqu’au sommet du col des Ecorbans (825 mètres d’altitude), deux kilomètres plus loin. A la terrasse de l’épicerie buvette, un groupe de six personnes, hommes et femmes, entre 60 et 80 ans environ. Je les aborde. Leurs préoccupations ? Le manque de services hospitaliers, l’absence de médecins, d’Ehpad. « Les gens du village restent chez eux, ils n’ont pas les moyens d’être soignés. C’est pas normal, ça », dit un homme qui s’appelle Guy. Tous sont des Lyonnais venus s’installer ici après leur retraite. Pour la vue, splendide – végétation touffue, routes vallonnées, chemins forestiers–, et aussi le prix des maisons, parmi les plus bas dans la région.

Mais ce qui les attriste surtout, ce sont les jeunes qui partent. Ils me racontent alors l’histoire de l’école qui, cette année, a failli fermer une de ses deux classes à cause du manque d’élèves. « Ça fait plusieurs années qu’elle est menacée, j’ai peur que ça finisse par arriver un jour », se désole un homme. L’histoire de cette école dont l’avenir ne tient qu’à un fil, voilà ce qui m’a conduit à m’intéresser à Ranchal, ce village de 350 habitants à une heure de Lyon, et à y poser ma valise.

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Ranchal se trouve dans ce qu’on appelle ici le Beaujolais Vert, par opposition au Beaujolais Rouge, de l’autre côté du col des Ecorbans, où se concentrent les grands crus de la région – chénas, fleurie, julienas, brouilly, morgon, etc. –, eux aussi traversés par le peloton. Plutôt que de Beaujolais Vert, il serait plus juste de parler d’un Beaujolais des forêts, tant celles-ci occupent à présent une place considérable dans le paysage et l’économie de la région. J’y reviendrai.

(MEHDI BENYEZZAR POUR « L’OBS »)

Longtemps, le Beaujolais des forêts fut le parent pauvre du Beaujolais des vignobles. Dans l’ombre, méprisé. Ses habitants ? Des taiseux, chasseurs, éleveurs, prolétaires. Beaucoup d’usines sont implantées dans le coin, à Amplepuis ou à Cours-la-Ville, à une dizaine de kilomètres de Ranchal. Les revers de fortune des vignobles à l’orée des années 2000 – baisse des rendements, chute de la production et du prix du foncier – ont un peu gommé ces écarts de standing. Une femme me dira ceci, avec une pointe de délectation : « Il y a quelques années, dans les vignes, ils gagnaient bien leur vie, ils se croyaient les rois. Ce n’est plus vraiment le cas. » Ranchal est l’une des communes les plus modestes du Rhône. La médiane du revenu annuel disponible s’y élève à 20 000 euros, contre près de 24 000 euros pour l’ensemble du département.

Une mobilisation pour sauver l’école

Devant l’école, ce vendredi 7 juillet, de l’autre côté de la mairie, une dizaine de parents attendent leur progéniture. Dernier jour avant les grandes vacances. Il fait beau, l’été est là. Les enfants ont offert un tee-shirt à l’instituteur, Johan, où il est écrit « A notre maître préféré ». Au total, 22 élèves – de 3 à 11 ans – étaient inscrits cette année. La directrice n’ayant pas eu l’autorisation de parler à un journaliste, c’est Badou qui me raconte l’histoire de l’école. Badou, c’est un surnom, celui d’une femme, première adjointe au maire. Dans une vie précédente, Badou (ou Bernadette, son vrai prénom) tenait un magasin de fleurs à Lyon. Combien de fois, cette phrase, lors de mon reportage : « Vous devriez parler à Badou » 

Badou, première adjointe au maire, ancienne fleuriste et figure de Ranchal. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

Badou, donc, me décrit comment le village s’est mobilisé pour sauver son école. « La directrice nous avait prévenus dès la rentrée. Avec les départs prévus au collège, les effectifs allaient passer sous le seuil requis. On a beaucoup communiqué, sur les réseaux sociaux, dans la presse locale. On a fait jouer le bouche-à-oreille chez les habitants. Et puis finalement, fin février, juste avant l’expiration du délai, on a appris qu’une famille avec trois enfants cherchait à s’installer dans le coin. On leur a déroulé le tapis rouge ! » Plus récemment, c’est autour du poste de cantinière, après le départ de celle-ci, que les parents se sont inquiétés. Impossible de trouver une remplaçante. C’est finalement un habitant du village, licencié quelques mois plus tôt, qui a proposé de reprendre le job.

Fragile, le modèle de Ranchal l’est assurément, mais il peut s’appuyer sur la mobilisation et l’implication de la population. Pour preuve, le passage du Tour de France a donné lieu à un déploiement d’initiatives, comme la réalisation d’une gigantesque fresque en l’honneur du Beaujolais vert et de la commune. Après voir atteint le millier d’habitants au début du XXe siècle, la population de Ranchal n’a cessé de chuter jusqu’en 1990, avant de lentement remonter ces dernières années. L’action des maires successifs n’y est pas pour rien. Des nouveaux sont arrivés, en majorité des jeunes retraités, de Lyon ou de Villefranche-sur-Saône.

Elu en 2018, « un peu par hasard » dit-il, Jacques Debussy, ancien consultant basé à Lyon, a commencé par rénover la voirie, puis il a racheté les murs d’un immeuble abandonné, au milieu du bourg, pour en faire une épicerie et un bureau de poste, ainsi qu’un mini-centre médical avec un kiné et un acuponcteur. Les beaux jours, au petit déjeuner et à l’apéro, la terrasse est souvent pleine. Le village compte aussi une auberge-restaurant avec 5 chambres, et depuis un mois, il accueille un marché de producteurs un dimanche sur deux.


Jacques Debussy, ancien consultant devenu maire du village, se donne du mal pour rendre le village attractif. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)
Solange tient l’épicerie-poste-tabac-snack-bar ouverte  grâce à la mairie, un vrai lieu de rencontre et indispensable commerce du village. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

Ce samedi matin, dans son bureau, au premier étage de la mairie, cet homme de 71 ans me raconte d’une voix douce ses tentatives pour faire venir de nouveaux habitants, les obstacles – un plan local d’urbanisme très contraignant –, ses déceptions.

« On avait pensé que le Covid donnerait un coup de fouet aux arrivées mais beaucoup de gens sont finalement repartis. Il y a un fantasme de la vie en milieu rural, mais la réalité c’est que le matin, si vous n’avez pas acheté vos clopes la veille au soir, vous n’en avez pas. »

Il décrit un territoire longtemps surnommé « la petite Sibérie du Rhône », à cause de la neige et du froid en hiver. « Les gens d’ici sont très précautionneux, attentifs à ce qu’ils consomment, dit-il. La notion d’économies, au sens de ce que l’on dépense, y est très importante. Ce sont des qualités, évidemment, mais d’un certain côté, les Ranchaltais ont du mal à croire à l’avenir. »

Marine Le Pen en tête

Terre de moyenne montagne, longtemps immuable. Puis l’agriculture s’est mécanisée, et faute de pouvoir investir autant qu’il le fallait, les exploitations agricoles ont fermé les unes après les autres. Elles ne sont que deux à présent, contre 16 après-guerre. La surface communale dévolue à l’agriculture – principalement de l’élevage – est passée de 60 à 30 %, au profit de l’exploitation forestière, des sapins Douglas pour l’essentiel. Massivement plantés depuis un demi-siècle, au point de métamorphoser le paysage, ces arbres, en dépit de la qualité de leur bois, sont décriés en raison de leurs effets sur la flore – disparition des champignons – et les nappes phréatiques – ils absorbent trop d’eau.

 

Ces derniers temps, les coupes rases se multiplient, et on voit des Chinois venir jusqu’à Ranchal pour passer commande. Les habitants écolos, eux, grognent. Si quelques-uns, les plus jeunes, ont écrit aux exploitants pour leur demander de changer leur façon de faire, des anciens se réjouissent de retrouver la madone de Notre-Dame de la Rochette, peu avant le col des Ecorbans, ainsi qu’ils l’ont connue durant leur enfance.

Venant du plateau de Millevaches, où la mobilisation contre ces mêmes Douglas prend des formes bien plus virulentes, je me montre surpris par la relative passivité du village. « Il y a sur ce territoire plusieurs couches culturelles, morales, qui conditionnent les mentalités, explique Jacques Debussy : le poids de la religion, l’influence d’un clergé très conservateur même s’il s’est fait beaucoup plus discret ces derniers temps, le respect de l’ordre, des patrons, que l’on retrouve dans les usines autour du village. » Le maire cite les résultats de la dernière élection présidentielle. A Ranchal, Marine Le Pen est arrivée en tête lors des deux tours.

Michel et Mireille Lagoutte ont vécu à Ranchal toute leur vie. Mariés depuis 53 ans, ils se taquinent comme des amoureux. Leur maison offre une des plus belles vues du village, presque un tableau de maître, tant chaque élément y paraît à sa place. « Nos enfants ne reviennent plus. Quand nous ne serons plus là, ils vendront, c’est probable, disent-il, fatalistes. Ce qu’il faut, ce sont des jeunes qui s’installent ». L’enclavement de Ranchal est souvent cité parmi les raisons de son faible peuplement (21 habitants au km2). Le supermarché et la gare les plus proches sont à une douzaine de kilomètres, à Lamure-sur-Azergues. « Ça m’agace quand j’entends les gens dire qu’on est isolés. On est peut-être isolés, mais on est vivants ! », lance Mireille, comme on lance un slogan.


Michel et Mireille, 76 ans, natifs de Ranchal, font partie des éléments moteurs d’une vingtaine de bénévoles qui se sont mobilisés pour la décoration du village à l’occasion du passage du Tour de France 2023. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

A l’occasion du passage du Tour, les habitants ont installé une buvette dans les bois, de la signalétique et ont décoré le village, notamment avec un échaffaudage recouvert de vélos et de sapins et avec « à peu près 6 900 fleurs » en référence au numéro du département du Rhône. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

Depuis quelques mois, un frémissement se fait sentir. Parmi les nouveaux arrivants, on trouve maintenant des non-retraités. Comme Ness, 49 ans, magicien de profession depuis 25 ans. « Quand ma compagne est tombée enceinte, on a décidé de quitter Lyon pour la campagne, dit-il. On avait plusieurs critères : une école, un petit commerce, une gare pas loin et le prix. On ne regrette pas un instant. » Ce samedi, sur les coups de 21 heures, Ness se produit à Ranchal avec son acolyte, Teuf, dans un des lieux les plus appréciés du village, Chez Rosita, une grange réaménagée qui accueille des spectacles trois fois par an. Les enfants sont épatés, les adultes rient de bon cœur. Dans la salle, puis dans le jardin après la fin du show, une joie évidente. Il y a la chaleur d’une nuit d’été, les gosses qui courent un peu partout, mais c’est plus que ça. Un mélange de générations, de milieux sociaux qu’on a peu l’habitude de voir. De nombreux jeunes sont présents, entre 20 et 30 ans, des enfants grandis à Ranchal pour la plupart.

Un terrain pour 600 euros par an

Deux ont fait le choix de revenir vivre ici : Louis, doctorant à Lyon, qui vient de racheter avec un copain une grande maison sur les hauteurs du village – avec le rêve de la transformer en résidence d’artistes, et Léa, qui, après des études à Bruxelles, vient d’installer son cabinet de kiné dans un village voisin. Ce soir-là, les deux me disent peu ou prou la même chose : ils se sentent ici chez eux, ils appartiennent à ce village, et ils ne se verraient vivre nulle part ailleurs.


Louis, 26 ans, natif du village est thésard en Sciences de l’information et communication. Il a racheté cette maison à quelques centaines de mètre de chez ses parents avec un ami dans le but d’y habiter et d’ouvrir une résidence artistique et scientifique. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

Autre couple présent à la fête de chez Rosita : Joanna et Camille. Avant le Covid, ces deux-là n’avaient pas de domicile fixe, squattaient à droite à gauche, circulaient en camion à travers la région. La première est médiatrice culturelle, collabore avec le théâtre de Villefranche. Le second travaille dans les vignes. « Avec les confinements successifs, on a commencé à chercher un pied-à-terre. On a vu une annonce sur Leboncoin. Un terrain à louer pour 600 euros par an », raconte Joanna. « Terrain » est un grand mot. L’espace, au bord de la route, tout en bas de Ranchal, était alors un gigantesque dépotoir, amoncellement de déchets, de carcasses de bagnoles, de pneus pourris. Seul le murmure du Rhins, la rivière qui traverse la parcelle, finit par les convaincre.


Joanna, 28 ans, et Camille, 29 ans, réhabilitent un terrain qui servait de décharge informelle. Ils nettoient le terrain, ont construit leur yourte en un mois. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)


Joanna et Camille projettent de proposer des hébergements insolites pour sensibiliser à un mode de vie plus proche de la nature. (HUGO RIBES POUR « L’OBS »)

Le couple nettoie, débroussaille, vide. Des voisins fournissent une remorque, d’autres proposent leur douche. Des amitiés naissent. En deux ans, le chemin accompli est considérable. Après avoir fait dresser une yourte, le couple, qui a choisi de ne pas être connecté à un réseau d’eau ou d’électricité, est devenu propriétaire du terrain. Un projet a vu le jour baptisé « Le moulin des brumes », tourné vers la permaculture et l’écotourisme. Quatre hébergements doivent être construits. Grâce à l’intercession du maire, un incubateur soutient les deux anciens nomades, qui apprennent à établir un budget, à communiquer, entourés de coachs, d’entrepreneurs, d’avocats. En attendant, Joanna et Camille disent vivre « de pas grand-chose ». Et surtout d’amitiés, de solidarité. Et les habitants de regarder ces deux-là comme des messagers, des porteurs d’espoir. Non, l’école de Ranchal n’est pas condamnée à fermer. Pas plus que le village à mourir.

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